Amie du savoir et unité de base de la connaissance, elle est connue de toutes et tous depuis l’invention du codex au premier siècle de notre ère. On la parcoure, on la feuillette, on la corne, on la partage et, plus récemment, on la « scrolle » ou on la « bookmarke ».
Dans sa forme imprimée, son format est fixe, délimité, fini et donc mémorisable. Dans sa forme digitale, elle est réactive – « responsive » comme on dit. Cet état est rendu possible par son format illimité, permettant d’afficher n’importe quelle quantité de contenus.
Si la page imprimée a permis à des générations d’étudiants de citer des ouvrages consolidant leur pensée, qu’en est-il aujourd’hui? Si une édition datée permet de retrouver une référence bibliographique, qu’en est-il de son avatar électronique, la très mal nommée page web?
En quoi celle-ci est-elle une unité cohérente, puisqu’elle peut se dérouler à l’infini, regorger d’accordéons ou d’onglets, de contenus multimédias ou de documents complémentaires à télécharger? Comment citer sérieusement en référence une url qui aura toutes les chances du monde d’être déplacée lors de la prochaine refonte du site qui l’abrite? Pourquoi cette page web est-elle une page puisqu’elle s’apparente bien plus à un rotulus qu’à un codex? Au fond qu’est-ce qui caractérise une page web?
La réponse est probablement son unité sémantique. Les balises SEO ont tout intérêt à la positionner sur dans les SERP sur une et une seule notion, un seul mot clef. Cet état de fait, entretenu grâce à la très subtile (!) domination intellectuelle que Google a conquise sur le genre humain, conduit inexorablement à la simplification des idées, à la segmentation des nuances et à l’éphémère.
Car là où la page fixe n’a pas d’autre destinée que d’être une modeste étape d’un grand voyage, la page web a la prétention de combler à elle seule les attentes d'une communauté d’internautes rassemblée autour d’un (seul) mot clef.
Vous me suivez? Si beaucoup plus de pages sont publiées chaque jour, si celles-ci deviennent beaucoup plus longues et complexes depuis que les Y et Z dominent le UX design et préfèrent le scroll à la navigation. Elles sont également, bien plus qu’avant, des silos sémantiques que leurs ancestrales sœurs.
Je me suis beaucoup frotté à ces questions en passant de l’édition à l’édition digitale, en tentant d'œuvrer pour préserver la lecture en ligne et en tentant de mettre sur pieds un système d’édition digitale responsive basé sur des pages délimitées. Mais mes questions restent sans réponses.
La page est une jolie métaphore de l’évolution de notre société. En devenant plus précieuse, et touchant du doigt l’infini, elle a perdu sa fonction ancienne: nous définir. Car luttant pour les mêmes mots clefs au moyen de contenus bientôt propulsés par une intelligence artificielle collective, on aura sous peu perdu le repère rassurant de l’identitaire et de l’immuable. Nous dé-finir a contribué à nous affranchir. Que fera de nous l’in-finitude de notre savoir? L’histoire reste à écrire.